La crise sanitaire de 2020 a ébranlé notre modèle social, sociétal et économique, générant un sentiment d’impuissance collective, d’injustice et une absence de sens face au rôle traditionnel des entreprises. Face au déploiement du télétravail en urgence, parfois sans préparation, les premières études sur le sujet ont pourtant présenté des tendances plutôt positives. Selon l’une d’entre elles, les trois quarts des répondants considéraient qu’ils travaillaient à distance dans des conditions « faciles » ou « très faciles », et un quart seulement dans des conditions « difficiles », voire « très difficiles »[1]. Les DRH semblent également tirer leur épingle du jeu puisque 2/3 des DRH interrogés attendent des gains de productivité liés au développement du télétravail et 85% considèrent souhaitable le développement pérenne du télétravail dans leur entreprise[2].
Ce panorama ne doit pourtant masquer ni la disparité de certaines situations liées à un manque d’outils ou d’espace de travail, ni les potentiels déséquilibres entre ceux qui ont télétravaillé et ceux qui ont vécu la crise sur site. 93% des DRH interrogés pensent d’ailleurs que ce changement de paradigme va bouleverser les pratiques managériales de leur entreprise[3].
Afin de consolider la confiance des collaborateurs vis-à-vis de leur organisation et de leur management, ce constat peut être mis en perspective grâce au concept de « Smart Working ».
Le smart working, une grille de lecture structurante
Le smart working est un modèle organisationnel caractérisé par une grande flexibilité de l’espace, du temps et des outils de travail. Ce type d’organisation met à disposition de tous les collaborateurs les meilleures conditions de travailpour accomplir leurs missions.
Selon Mann (2012), trois piliers structurent le smart working :
- Les outils, c’est-à-dire les solutions basées sur des technologies de l’information et de la communication ;
- Les pratiques, c’est-à-dire les innovations RH et organisationnelles – par exemple une démarche de transformation culturelle, un changement de pratiques managériales, une réorganisation… ;
- Le cadre, c’est-à-dire la reconfiguration du lieu de travail et de l’aménagement des bureaux.
Le travail de recherche qui fait référence à ce jour[4] a permis d’identifier 4 clusters en fonction de l’investissement que les organisations mettent dans chacun de ces 3 éléments :
- Les smart workers inconstants, qui n’investissent sur aucun des trois éléments
- Les smart workers analogiques, qui investissent sur les pratiques RH et le cadre de travail mais peu ou pas sur les outils digitaux
- Les smart workers digitaux, qui investissent sur les outils digitaux et les pratiques RH mais de manière limitée sur le cadre de travail
- Les smart workers complets, qui investissent sur les trois éléments
Au global, les organisations étudiées lors de ce travail de recherche investissent en moyenne davantage dans les outils digitaux (59% des répondants) que dans la reconfiguration du cadre et du lieu de travail (39% des répondants). Néanmoins, la majorité des organisations (67% des répondants) innovent sur les aspects RH et organisationnel.
Mesurer l’investissement d’une organisation sur ces trois éléments lui permet de consolider son dispositif et d’en assurer non seulement la qualité, mais aussi la constance, quelle que soit la situation de ses collaborateurs.
Voici quelques bons réflexes à adopter :
- Audit du caractère inclusif du dispositif (aisance avec les outils, accès au matériel…)
- Ecoute active des collaborateurs pour co-construire les usages, via des enquêtes ou des échanges qualitatifs
- Accompagnement individuel et collectif des managers pour développer la confiance vis-à-vis de leurs équipes à distance
- Assurance d’un management accessible et transparent à travers des messages clairs, réguliers et porteurs de sens, diffusés via des outils de proximité (chatbots RH, intranet…)
Au-dela du télétravail, la fin des bureaux ?
Le télétravail a apporté la preuve que les collaborateurs n’ont pas besoin de se regrouper en un même endroit pour être efficaces. Le bureau doit donc être repensé non comme simple lieu de travail, mais comme lieu d’appartenance.
Tout espace peut être conçu comme un dispositif spatial, « un système qui rend concret et efficace, mais discret, un pouvoir et des normes en les inscrivant matériellement en un lieu bien précis ». Il ne se réduit pas à une architecture, mais rassemble des éléments matériels et symboliques. Ainsi, l’espace de travail se compose d’un espace matériel, physique d’une part, et d’autre part d’un espace immatériel, culturel, empreint de valeurs et incarnant la culture de l’organisation (affichage, citations, règles de fonctionnement…).[5] Il s’agit donc de réinvestir l’objet identitaire qu’est le bureau pour en faire le fer de lance de la culture d’entreprise, un « lieu totem»[6] qui permet à chacun de sentir qu’il appartient à un collectif. L’entreprise JLL, leader du conseil en immobilier d'entreprises, utilise le concept de « hub & club », c’est-à-dire de lieu de rencontres, d’échanges et d’enrichissement.
Le bureau sera un lieu d’appartenance pour les collaborateurs mais aussi l’écosystème de l’organisation – en premier lieu ses clients. Imaginez un « flagship » dans lequel vos clients pourraient vivre une expérience fidèle à votre ADN. Attention néanmoins que vos choix restent authentiques et pragmatiques pour éviter le bureau vitrine qui instrumentalise à outrance la culture de l’organisation. La co-construction des usages avec les collaborateurs, là aussi, doit être privilégiée.
Le « phygital » - juste dosage de présence physique et de recours au digital - n’est pas un phénomène nouveau mais prend donc tout son sens à l’aune de cette crise et structure l’avenir des bureaux. Colliers International parle désormais de « Hybrid Ways Of Working[7] ». Au-delà de l’articulation entre travail au bureau et travail à distance, il s’agit d’une réelle réactualisation de la culture organisationnelle, des usages, rituels et comportements des équipes au quotidien.
Même si cela est possible, se séparer de ses bureaux ne peut donc pas être une décision prise à la légère et doit être en alignement profond et sincère avec la culture de l’organisation.
Tiphaine Galliez, innovation & knowledge manager, Great Place To Work France
[1] Résultats du questionnaire « mon travail à distance » -28/04/2020
[2] Enquête ANDRH / BCG – juin 2020
[3] Ibid
[4]"Smart Working: Rethinking Work Practices to Leverage Employees’ Innovation Potential; Gastaldi L.; Corso M.; Raguseo E.; Neirotti P.; Paolucci E.; Martini A., 2014. 15th International Continuous Innovation Network (CINet) Conference, Operating Innovation – Innovating Operations”
[5] Jean Estebanez (2010)